« Pas une de moins »
Christelle Taraud, historienne, décrypte le féminicide. D’abord considéré comme un phénomène ponctuel, isolé et individuel, la spécialiste de l’histoire des femmes démontre que les féminicides sont des gangrènes qui rongent les sociétés humaines depuis la nuit des temps ; elle en explique les ressorts et appelle à créer une société plus juste.
De “faire espèce” à “faire société”, une constante : le féminicide
Lorsque j’ai débuté, en 2019, le travail préparatoire à l’élaboration de Féminicides. Une Histoire mondiale, j’avais déjà conscience d’être confrontée à une pandémie planétaire que le monde pourtant refusait de reconnaître en tant que tel. C’est pourquoi, il était alors utile politiquement – et c’est toujours le cas aujourd’hui – dans de nombreux pays du globe, France comprise, de nier le caractère systémique des féminicides et de les cantonner dans la rubrique « faits-divers » des médias associant de ce fait ceux-ci à des actes isolés, dans le temps et l’espace, et à l’action de « monstres », de « fous » ou de « pervers ».
Loin cependant d’être un événement ponctuel et individuel lié à une « masculinité déviante », le féminicide incarne, comme l’a bien montré Marcela Lagarde de los Rios, anthropologue féministe et femme politique mexicaine qui a forgé le concept au début des années 1990 dans le contexte de Ciudad Juarez – « la ville où l’on tue les femmes » – un système d’écrasement des femmes très ancien et incorporé qui remonte aux temps préhistoriques, c’est-à-dire au moment où nous faisons non société mais espèce. Ainsi, à la suite de l’anthropologue féministe argentine Rita Laura Segato peut-on affirmer que la matrice élémentaire de la violence est celle que l’homme sapiens a construit pour se rendre maître de la femme sapiens en des temps si reculés de notre histoire commune que nous l’avons simplement oublié.
La préhistoire ici s’avère riche d’enseignements et a constitué un enjeu idéologique majeur dès le XIXe siècle. En effet, cette période a permis d’accréditer le fait que l’histoire de notre espèce, serait le produit direct et exclusif du travail, du courage et de la créativité des hommes et que les femmes auraient finalement joué un rôle extrêmement « secondaire », rôle « naturel » avant tout associé à la perpétuation de l’espèce par leur ventre. Depuis les années 1970, ce récit a été remis en cause grâce aux travaux de préhistoriennes, paléontologues, paléoanthropologues et historiennes. A l’époque déjà, comme celles-ci l’ont amplement documenté, des meurtres de femmes parce qu’elles étaient des femmes avaient lieu. Ce constat implique que des millénaires de violences leur ont été infligés. Il explique aussi sans doute la difficulté de sortir d’un système enraciné, d’une certaine manière dans l’ADN de notre espèce.
Loin cependant d’être un événement ponctuel et individuel lié à une « masculinité déviante », le féminicide incarne, comme l’a bien montré Marcela Lagarde de los Rios, anthropologue féministe et femme politique mexicaine qui a forgé le concept au début des années 1990 dans le contexte de Ciudad Juarez – « la ville où l’on tue les femmes » – un système d’écrasement des femmes très ancien et incorporé qui remonte aux temps préhistoriques, c’est-à-dire au moment où nous faisons non société mais espèce. Ainsi, à la suite de l’anthropologue féministe argentine Rita Laura Segato peut-on affirmer que la matrice élémentaire de la violence est celle que l’homme sapiens a construit pour se rendre maître de la femme sapiens en des temps si reculés de notre histoire commune que nous l’avons simplement oublié.
La préhistoire ici s’avère riche d’enseignements et a constitué un enjeu idéologique majeur dès le XIXe siècle. En effet, cette période a permis d’accréditer le fait que l’histoire de notre espèce, serait le produit direct et exclusif du travail, du courage et de la créativité des hommes et que les femmes auraient finalement joué un rôle extrêmement « secondaire », rôle « naturel » avant tout associé à la perpétuation de l’espèce par leur ventre. Depuis les années 1970, ce récit a été remis en cause grâce aux travaux de préhistoriennes, paléontologues, paléoanthropologues et historiennes. A l’époque déjà, comme celles-ci l’ont amplement documenté, des meurtres de femmes parce qu’elles étaient des femmes avaient lieu. Ce constat implique que des millénaires de violences leur ont été infligés. Il explique aussi sans doute la difficulté de sortir d’un système enraciné, d’une certaine manière dans l’ADN de notre espèce.
Le continuum féminicidaire : un enchevêtrement de violences faites aux femmes
Cette violence millénaire a conduit à ce que les femmes subissent dans une vie humaine de multiples violences polymorphes. Pour éclairer cela, j’ai forgé le concept de « continuum féminicidaire » qui permet de faire comprendre que l’exécution d’une femme parce qu’elle est une femme – pour moi, le féminicide n’est ni un meurtre ni un assassinat car l’homme qui tue est à la fois juge et bourreau – est seulement la partie la plus visible d’un spectre de violences très étendu.
En France, de nombreux cold cases – disparitions inquiétantes, crimes sexuels non résolus accompagnés d’actes de barbarie…- sont en train d’être exhumés : la surreprésentation des femmes dans ces affaires doit être interrogée en termes de genre et dans une approche féministe. Une grande partie d’entre elles sont sans aucun doute des féminicides qui n’ont pas été identifiés comme tels au moment des faits. De même, de nombreux suicides forcés qui s’inscrivent dans le cadre de relations extrêmement coercitives doivent être considérés comme des féminicides comme le demande l’avocate pénaliste française Yaël Mellul dont l’action a d’ailleurs fait entrer le « suicide forcé » dans le Code pénal en 2020.
Les biographies des femmes sont ainsi articulées par des violences qu’elles-mêmes ne connectent pas toujours les unes aux autres. Cela s’explique par le fait qu’elles ont été habituées à excuser ce qu’on leur inflige, domestiquées à l’accepter, à le banaliser, en particulier dans le cadre d’une stratégie de survie psychologique que l’on peut parfaitement comprendre. Si les femmes se mettent à décrypter leur vie en articulant toutes les violences subies, des plus évidentes au moins évidentes – les violences physiques, psychologiques, sexuelles, économiques, symboliques, épistémiques… – elles peuvent prendre conscience de l’ampleur des discriminations et des inégalités dont elles sont les victimes, ce qui peut les inciter à lutter collectivement pour mettre fin à celles-ci.
Le continuum féminicidaire s’étend par conséquent à des épisodes violents et dramatiques évidents – être harcelées, agressées, violées dans la rue, dans les transports, à l’école, au travail, à la maison… – et à d’autres moins questionnés et questionnables, y compris par les femmes elles-mêmes : parler et écrire dans une langue qui les humilie et les rabaisse, être niées dans l’histoire de leur pays et de l’humanité, subir de constantes insultes sexistes… Bien que le meurtre et l’insulte ne se situent pas, évidemment, au même niveau, ils correspondent à une dynamique similaire et participent de la même logique. Ainsi, si l’on n’éclaire pas l’ensemble du spectre, si on ne perçoit pas que les violences constituent un flux constant, on ne comprend pas ce qui in fine a conduit à l’exécution, c’est-à-dire l’addition de toutes les choses que l’on n’a pas prises en compte, que l’on a accepté, voire excusé par manque de temps, « pour ne pas être en guerre permanente » ou simplement par peur des conséquences. Ceci nous ramène à ce qu’explique très bien la grande écrivaine féministe canadienne, Margaret Atwood : « Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux, les femmes ont peur que les hommes les tuent ».
Aussi, construire un monde où les femmes ne craindraient plus de mourir du simple fait qu’elles sont des femmes sera le grand combat du siècle, j’en suis certaine. Car l’humanité est engagée dans la résolution des deux crises majeures qu’elle a engendrées dès son origine, l’écocide est le féminicide étant ici inextricablement connectés. Ne pas prendre à bras le corps cette nécessaire refondation, ce changement radical de paradigme, c’est accepter que les valeurs de la masculinité hégémonique, pour reprendre les termes de la sociologue féministe australienne Raewyn Connell, soient définitivement structurantes de notre monde commun alors qu’elles nous abiment, à des niveaux très profonds, autant individuellement que collectivement. Sortir enfin de la préhistoire patriarcale de l’humanité, a contrario, c’est construire une véritable société humaine, horizontale, inclusive, sorore et respirable pour tout le monde.
En France, de nombreux cold cases – disparitions inquiétantes, crimes sexuels non résolus accompagnés d’actes de barbarie…- sont en train d’être exhumés : la surreprésentation des femmes dans ces affaires doit être interrogée en termes de genre et dans une approche féministe. Une grande partie d’entre elles sont sans aucun doute des féminicides qui n’ont pas été identifiés comme tels au moment des faits. De même, de nombreux suicides forcés qui s’inscrivent dans le cadre de relations extrêmement coercitives doivent être considérés comme des féminicides comme le demande l’avocate pénaliste française Yaël Mellul dont l’action a d’ailleurs fait entrer le « suicide forcé » dans le Code pénal en 2020.
Les biographies des femmes sont ainsi articulées par des violences qu’elles-mêmes ne connectent pas toujours les unes aux autres. Cela s’explique par le fait qu’elles ont été habituées à excuser ce qu’on leur inflige, domestiquées à l’accepter, à le banaliser, en particulier dans le cadre d’une stratégie de survie psychologique que l’on peut parfaitement comprendre. Si les femmes se mettent à décrypter leur vie en articulant toutes les violences subies, des plus évidentes au moins évidentes – les violences physiques, psychologiques, sexuelles, économiques, symboliques, épistémiques… – elles peuvent prendre conscience de l’ampleur des discriminations et des inégalités dont elles sont les victimes, ce qui peut les inciter à lutter collectivement pour mettre fin à celles-ci.
Le continuum féminicidaire s’étend par conséquent à des épisodes violents et dramatiques évidents – être harcelées, agressées, violées dans la rue, dans les transports, à l’école, au travail, à la maison… – et à d’autres moins questionnés et questionnables, y compris par les femmes elles-mêmes : parler et écrire dans une langue qui les humilie et les rabaisse, être niées dans l’histoire de leur pays et de l’humanité, subir de constantes insultes sexistes… Bien que le meurtre et l’insulte ne se situent pas, évidemment, au même niveau, ils correspondent à une dynamique similaire et participent de la même logique. Ainsi, si l’on n’éclaire pas l’ensemble du spectre, si on ne perçoit pas que les violences constituent un flux constant, on ne comprend pas ce qui in fine a conduit à l’exécution, c’est-à-dire l’addition de toutes les choses que l’on n’a pas prises en compte, que l’on a accepté, voire excusé par manque de temps, « pour ne pas être en guerre permanente » ou simplement par peur des conséquences. Ceci nous ramène à ce qu’explique très bien la grande écrivaine féministe canadienne, Margaret Atwood : « Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux, les femmes ont peur que les hommes les tuent ».
Aussi, construire un monde où les femmes ne craindraient plus de mourir du simple fait qu’elles sont des femmes sera le grand combat du siècle, j’en suis certaine. Car l’humanité est engagée dans la résolution des deux crises majeures qu’elle a engendrées dès son origine, l’écocide est le féminicide étant ici inextricablement connectés. Ne pas prendre à bras le corps cette nécessaire refondation, ce changement radical de paradigme, c’est accepter que les valeurs de la masculinité hégémonique, pour reprendre les termes de la sociologue féministe australienne Raewyn Connell, soient définitivement structurantes de notre monde commun alors qu’elles nous abiment, à des niveaux très profonds, autant individuellement que collectivement. Sortir enfin de la préhistoire patriarcale de l’humanité, a contrario, c’est construire une véritable société humaine, horizontale, inclusive, sorore et respirable pour tout le monde.
À propos de Christelle Taraud :
Christelle Taraud est historienne et féministe, spécialiste des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial. Elle est Senior Lecturer à NYU Paris et est membre associée du Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris I-Paris IV). Elle est notamment l’autrice de La Prostitution coloniale et de Amour interdit. Prostitution, marginalité et colonialisme. Elle a par ailleurs codirigé Sexe, race et colonies et Sexualités, identités et corps colonisés et a dirigé Féminicides. Une histoire Mondiale.