Dominique Boulbès: «La planète vieillit et nous regardons ailleurs»
Dominique Boulbès (groupe Indépendance Royale): «La transition démographique a commencé à changer le monde. La moitié de ses habitants sont engagés dans le même processus : baisse du nombre de jeunes, augmentation des seniors, décroissance en cours ou à venir de la population»
Qui sait que la population des moins de 60 ans de l’Europe géographique va baisser de 94 millions de personnes d’ici à 2050 ? Qu’un pays comme le Brésil va perdre 36 % de ses moins de 25 ans dans les cinquante prochaines années ? Que dans la même période, le continent asiatique comptera 420 millions de jeunes de moins de 30 ans ? Peu de gens en réalité.
Nous avons en effet une vision continue de l’accroissement de la population mondiale, largement héritée de notre histoire démographique récente. Nous étions environ 400 millions d’êtres humains quand Notre-Dame-de-Paris était en construction, 1,5 milliard en 1900, 2,5 milliards en 1950, 7,8 milliards aujourd’hui.
Peu de gens ont conscience de ce qui est en train de se jouer : à l’exception de l’Afrique, tous les continents sont engagés dans un processus de baisse de leur population, qui comprend uniformément deux aspects : baisse du nombre de jeunes, explosion du nombre de seniors. C’est la transition démographique, phénomène universellement observé, véritable logiciel unique, qui a commencé à toucher les pays européens il y a près de deux siècles. Ce processus est identique dans tous les pays du monde avec cependant des calendriers différents. Comment opère-t-il ?
Transition. Avant la transition démographique, les taux de natalité et de mortalité d’une société traditionnelle sont tous les deux élevés, si bien que la croissance démographique est très faible. Pendant des millénaires, l’humanité a ainsi connu un taux de fécondité de 6 à 7 enfants par femme, et un taux de mortalité d’un enfant sur 4 la première année, d’un sur deux avant dix ans.
La transition démographique démarre lorsque les conditions de vie s’améliorent. Dès que l’économie se développe, les progrès médicaux et sanitaires, une meilleure hygiène, l’assainissement des villes, font diminuer la mortalité infantile. De moins en moins d’enfants meurent précocement. Pourtant, les comportements natalistes ne changent pas encore. La conséquence ? Une explosion démographique, avec des taux annuels de croissance de 2 ou 3 %, qui doublent ou triplent la population en trente-cinq ans. L’Europe a commencé la première sa transition démographique, passant de 140 à 420 millions d’habitants entre 1750 et 1900.
De façon universelle, on constate que le taux de fécondité par femme ne se stabilise pas, mais commence à passer au-dessous de 2, qui est le seuil de renouvellement des générations. L’Europe était à ce stade en 1970, l’Asie en 2020, l’Amérique du Nord en 1970, l’Amérique du Sud vers 2010, l’Afrique l’atteindra entre 2060 et 2100
Fécondité. La deuxième phase de la transition démographique s’enclenche alors. Le taux de fécondité par femme commence à baisser, pour atteindre 2 en fin de phase. Le développement économique s’accompagne en effet d’une évolution des mentalités et des comportements : émancipation des femmes, contraception, montée en puissance des classes moyennes… Dans les pays développés, cette phase a été atteinte dans les années 1950.
A la fin de cette deuxième phase, le taux de croissance démographique est redevenu très faible, comme dans la période qui précédait, mais pour des raisons différentes : on est passé d’un taux de fécondité et de mortalité forts à un taux de fécondité et de mortalité faibles. La théorie de la transition démographique, telle qu’elle avait été formulée par le démographe américain Frank Notestein en 1945, devait s’arrêter là. La population mondiale devait atteindre un certain niveau et s’y tenir. Or, c’est un phénomène bien différent qui est apparu, qui n’avait pas été anticipé. Certains parlent de troisième phase de la transition démographique, d’autres de post-transition démographique.
De quoi s’agit-il ? De façon universelle, on constate que le taux de fécondité par femme ne se stabilise pas, mais commence à passer au-dessous de 2, qui est le seuil de renouvellement des générations. L’Europe était à ce stade en 1970, l’Asie en 2020, l’Amérique du Nord en 1970, l’Amérique du sud vers 2010, l’Afrique l’atteindra entre 2060 et 2100.
La vitesse du phénomène s’accélère sans cesse. La France a atteint ce stade en deux siècles, le Brésil en 55 ans, la Chine en 40 ans… Plusieurs explications : les anticipations pessimistes sur l’avenir – que la pandémie actuelle ne va pas améliorer –, le confort matériel qui amoindrit le désir d’enfant, la société post moderne qui nous fait entrer dans un monde de plus en plus virtuel…
Quoi qu’il en soit, le fait est là, massif : à un moment donné, une population arrête de se renouveler. Sur la période 2020-2025, les prévisions sur l’indice de fécondité sont de 1,62 en Europe, 1,76 en Amérique du Sud, 1,96 en Amérique du Nord, 1,70 en Chine… Les exemples du Japon (1,37) ou de la Corée du Sud (1,11) sont emblématiques. Contrairement à ce qu’on pourrait penser intuitivement, des populations entières d’Asie du sud-est (Bangladesh, Thaïlande, Malaisie…) sont désormais en deçà de 2.
Winter is coming. Voilà ce qu’est la post-transition démographique : les uns après les autres, les pays voient une baisse du nombre de naissances, suivie mécaniquement par la diminution du nombre de jeunes, puis de celui de l’ensemble de la population. C’est l’hiver démographique : Winter is coming…
Les conséquences sont insondables, et largement sous-estimées dans les projections politico-économiques.
Première conséquence, un constat fort : la croissance de la population mondiale s’arrêtera un jour. Les prévisions centrales de l’ONU étaient jusqu’à présent l’atteinte d’un pic de 10,8 milliards d’habitants en 2100. Une nouvelle étude, publiée en juillet 2020 dans The Lancet et réalisée par l’Institute for Health Metrics and Evaluation de l’université de Seattle, prédit 9,7 milliards d’habitants en 2064, suivi d’un déclin jusqu’à 8,8 milliards en 2100. Dans le scénario bas de l’ONU, qui semble se confirmer pour l’instant dans nombre de pays, on atteindrait 8,9 en 2050, et 7,3 en 2100, soit un niveau inférieur à 2020. Les enfants qui naissent connaîtront très probablement une planète moins peuplée.
En 2020, l’ensemble des seniors de plus de 65 ans dépasse le nombre des enfants de 0 à 5 ans dans le monde. En 2050, ils en représenteront… plus du double ! Les plus de 60 ans, qui constituent actuellement 13 % de la population, devraient en représenter 21 % en 2050, soit un passage de 1 à 2 milliards
Deuxième conséquence, les populations des pays développés, qui ont entamé plus tôt que les autres leur post-transition démographique, ont commencé à décroître ou vont bientôt le faire. Par exemple, en 2050, l’Italie aura perdu 6 millions d’habitants pour atteindre 54 millions, soit sa population de 1973, la Russie, 10 millions, pour atteindre 135 millions, soit son niveau de 1977, le Japon, 21 millions pour atteindre 105 millions, soit son niveau de 1970. Quasiment tous les pays développés sont entrés dans ce processus de baisse de leur population.
Vieillissement. Troisième conséquence : le vieillissement de la population. L’allongement de l’espérance de vie, associée à la baisse du nombre de naissance, fait mécaniquement augmenter la part des personnes âgées dans la population. En 2020, l’ensemble des seniors de plus de 65 ans dépasse le nombre des enfants de 0 à 5 ans dans le monde. En 2050, ils en représenteront… plus du double ! Les plus de 60 ans, qui constituent actuellement 13 % de la population, devraient en représenter 21 % en 2050, soit un passage de 1 à 2 milliards.
Pour ce qui concerne les plus de 80 ans, leur nombre progresse encore plus vite. Ils sont environ 145 millions aujourd’hui et atteindront les 426 millions de personnes d’ici à 2050, peut-être le double en 2100. Ces seniors compensent encore pour partie, et pour un temps qui n’est plus très long, la décroissance du nombre des jeunes. En Chine, entre 2 020 et 2070, la baisse de la population sera de 181 millions de personnes, dont une hausse de 204 millions des plus de 60 ans et une baisse de 385 millions des moins de 60 ans.
Contrairement à ses voisins, la France va voir augmenter sa population, qui va passer de 67,8 millions en 2020 à 76 millions en 2070. Mais cette progression masque un fait majeur : ces 8,2 millions de Français supplémentaires ne seront constitués que de personnes de plus de 60 ans. Les moins de 60 ans, de 50 millions actuellement, vont en effet rester à ce niveau.
Le vieillissement de la population est désormais intégré dans les perceptions. Ce qui est moins connu, c’est l’autre versant de la post transition démographique : les naissances ont commencé à baisser, suivi par le nombre de jeunes, puis par la population elle-même. A terme, dans une fenêtre comprise entre 2060 et 2100, la planète comptera chaque année moins d’habitants. Ce renversement de perspective reste pour une large part un impensé des réflexions sur les enjeux écologiques, géopolitiques, économiques, sociétaux, pourtant largement dépendants de la démographie.
Le 18/10/2020 par Dominique Boulbès
Retrouvez cette interview sur le site www.lopinion.fr