Le pas de « clerc » de la loi Pacte
En sortant l’entreprise de sa seule finalité économique et financière, le projet de loi Pacte transforme le modèle d’appréhension de l’entreprise en créant au passage, par un amendement malheureux, un risque de conflit d’intérêts bien dangereux.
Ce projet de loi a suscité beaucoup de protestations non seulement parce qu’il déconnecte l’objet social de l’économique, changeant totalement le modèle d’appréhension de l’entreprise et l’obligeant àmener une réflexion sociétale, sociale et environnementale,mais aussi parce qu’il institue un seuil en deçà duquel il n’y a plus d’obligation de faire appel à un commissaire aux comptes pour les sociétés anonymes et les sociétés en commandite par actions.
Un amendement de circonstances
Pour solder cette contestation, le gouvernement a proposé un amendement qui a été accepté par la commission spéciale de l’Assemblée Nationale, qui est issu de la principale proposition du rapport dit « de Cambourg ». Il institue la création d’un audit « légal » des petites entreprises ou audit légal PE par un commissaire aux comptes (CAC) nommé volontairement par une petite société. Un audit visant à identifier les risques financiers, comptables et de gestion auxquels est exposée la société. Un audit qui va au-delà de l’aspect purement comptable, pour s’aventurer sur les terrains de l’éthique et du droit.
Cet amendement prévoit aussi un assouplissement de l’interdiction pour les CAC d’exercer une activité commerciale. Leur régime étant aligné sur celui des experts comptables.
Par ce biais les commissaires aux comptes obtiennent le juridique et la possibilité d’en faire commerce. Une mesure très dangereuse qui procède d’une confusion d’intérêts qui n’augure rien de bon.
Rappelons que si le métier des commissaires aux comptes est bien distinct de celui des experts-comptables, c’est précisément pour éviter tout conflit d’intérêts tel que nous avons pu en connaître dans les décennies précédentes.
La nécessaire séparation du juridique du chiffre
Il est impératif que le commissaire aux comptes puisse certifier les chiffres et sécuriser le marché sans être influencé de quelque manière que ce soit par l’analyse et l’intérêt de l’expert-comptable. Rappelons le scandale Enron tel qu’il a éclaté aux États-Unis en 2002 du fait de cette confusion à laquelle s’est ajoutée une confusion avec l’analyse qu’avaient menée les juristes, scandale qui a affecté gravement les marchés et provoqué une vague mondiale de difficultés et … de suppression d’emplois.
Ce scandale a illustré et justifier la nécessaire séparation du monde juridique du monde du chiffre et dans le monde du chiffre, des commissaires aux comptes des experts-comptables. N’a-t-on rien appris ou tout oublié ?
Or aux termes de ce projet de loi, les commissaires aux comptes sont en incompatibilité avec les experts-comptables mais se voient reconnaître, ce qui est un comble, la possibilité d’avoir une activité juridique à titre principal.
Le danger est d’autant plus grand pour les entreprises qu’ainsi qu’on le sait les commissaires aux comptes ont une obligation de dénonciation qui rend impossible un travail d’audit préventif sérieux. Il est impératif de pouvoir alerter le client pour qu’il rectifie ses pratiques sans avoir pour autant à le dénoncer immédiatement.
À défaut la loi ne s’appliquera pas puisque les entreprises n’auront pas intérêt à l’appliquer.
Un recul du droit
Non seulement l’amendement est contraire à l’efficacité de la loi mais il est contraire à son objectif qui consistait à sortir du « tout économique » raison pour laquelle les commissaires aux comptes avaient dès 2017 critiqués le projet, avant même qu’il soit connu dans son détail.
Comment imaginer que les pouvoirs publics renoncent à leur objectif principal pour céder à des intérêts contradictoires en se promettant d’adopter plus tard de nouvelles normes réglementaires à définir ?
C’est non seulement un recul de l’objectif de responsabilisation sociale de l’entreprise, la RSE, mais aussi un recul du droit puisqu’en s’attaquant à l’efficience de la loi qui est une réforme du Code civil, on s’attaque incidemment à la force du Code civil.
D’un beau projet qui pour le coup n’était ni de droite ni de gauche mais d’avenir, on ferait une affaire de marché pour compenser une éventuelle baisse de revenus des commissaires aux comptes qui, comble du comble, présentent leur revendication comme telle et aussi directement en semblant considérer que la nouvelle loi n’est pas pour eux, leur seul souci étant économique !
Cet amendement est un faux pas, espérons-le, un pas de clerc sur lequel il sera vite revenu.
Frédéric Sicard (avocat associé – Cabinet La Garanderie Avocats – ancien Bâtonnier du barreau de Paris): Le pas de « clerc » de la loi Pacte – tribune parue dans Les Echos le 24 septembre 2018.