Pour une Europe sociale
Au moment où les questions sociales agitent les esprits, la réponse européenne se fait attendre. Un texte offrirait pourtant un terrain d’expression : la charte sociale européenne.
Le12 mai très discrètement glissé dans les pages économiques d’un grand quotidien, paraissait l’annonce d’un manifeste, « un appel signé par 420 personnalités issues de 30 pays» pour « remettre les salariés au cœur de l’Union Européenne».
Ce manifeste probablement destiné aux élections européennes de 2019 mérite d’être relu plusieurs fois pour bien en comprendre les propositions :
- choisir l’économie réelle: mettre fin aux adresses de domiciliation de complaisance destinée à rattacher les salariés au droit d’un état membre qui ne leur est en fait pas applicable.
- créer une autorité indépendante régissant la mobilité des salariés : une super-inspection du travail européenne
- renforcer la participation des salariés dans les entreprises: des représentants élus du personnel dans tous les états membres alors que seuls 18 d’entre eux en sont dotés.
- créer un devoir de vigilance à l’égard des sous-traitants: ne pas utiliser des faux masques pour contourner les droits les plus élémentaires des travailleurs.
- créer un cadre d’information contraignant adapté aux enjeux du XXIe siècle: hisser le rapport Notat Senard au niveau européen en obligeant toutes les entreprises à réfléchir à leur rôle sociétal.
Pour paraphraser une célèbre tirade, c’est bien mais c’est un peu court.
Un manque de vision
Il est évident que l’Europe manque d’ambition sociale. Nous connaissons l’Europe économique, nous connaissons l’Europe financière, l’Europe de la défense commence à prendre une réalité, l’Europe du service de l’immigration est une triste perspective. Le droit du travail est resté de côté.
Le président Jean-Claude Juncker l’a senti, qui a souhaité qu’un expert lui remette un rapport d’état des lieux afin de réfléchir au « pilier social». On devine l’attente de l’ancien ministre du travail luxembourgeois qu’a été le président de la commission européenne.
Le résultat n’a pas été à la hauteur. Là encore le rédacteur a visé trop court, sans réelle ambition, rien d’emballant.
Pour mobiliser les électeurs et débattre de sujets concrets chacun sait pourtant qu’il faut réfléchir à une Europe sociale ne serait-ce que pour faire pièce aux rumeurs de délocalisation et de dumping. Il faut une proposition pédagogique et compréhensible, c’est-à-dire un projet que l’on ne soit pas obligé de relire trois fois pour essayer d’en comprendre les formules d’un style technocratique cher à nos fonctionnaires européens.
Redonner toute sa place à la charte sociale européenne
Il y a bien un texte formidable, déjà écrit, dans une langue plus lyrique que celle d’une circulaire : la charte sociale européenne. Les signataires en sont plus nombreux que les états membres. C’est normal, elle n’est pas d’application directe de telle sorte que l’on peut toujours se vanter d’en respecter les principes puisque l’application est à la discrétion de chacun des signataires. C’est à la carte pas au menu !
En France ni le conseil d’État ni la Cour de cassation n’ont jamais admis d’appliquer directement tous les principes de la charte. La jurisprudence s’est assouplie avec le temps et parfois nos deux Cours Suprêmes considèrent que certaines règles sont d’application directe, la plupart ne pouvant l’être. Allez donc savoir pourquoi alors que du point de vue gouvernementalnous sommes censés appliquer complètement la charte sociale européenne.
Il y a bien sûr le comité européen des droits sociaux (CEDS) qui donne son avis sur l’application de la charte sociale européenne et qui n’est pas toujours de l’avis des pouvoirs publics mais ni les juges nationaux, ni les juges européens n’ont jusqu’ici suivi ce comité et accepté de protéger les citoyens européens contre la violation évidente de certains standards de protection qui en théorie seraient pourtant la marque d’une société européenne.
Faisons simple et puisque nous sommes censés déjà respecter la charte sociale européenne, pourquoi ne pas proposer une règle simplissime : que les états membres qui le souhaitent et qui constituent le cœur de l’Europe, reconnaissent le texte comme étant d’application directe en législation interne.
Notre Président de la République qui a une véritable ambition européenne, y trouverait une jambe gauche pour lui éviter de marcher trop à droite.
L’Europe s’est construite sur un rêve de paix. L’intendance a servi à donner une réalité à ce rêve mais elle n’est pas une fin en soi. Seule la quête des valeurs mobilisera les citoyens et incidemment leur vote et pour ne pas contrarier les 420 personnalités issues de la politique, du syndicalisme et de la recherche, signataires du manifeste, disons que cette suggestion est à glisser au chapitre « créer un cadre d’information contraignant adapté aux enjeux du XXIe siècle».
Frédéric Sicard (avocat associé – Cabinet La Garanderie Avocats – ancien Bâtonnier du barreau de Paris): Pour une Europe sociale – tribune parue dans Les Echos le 1er juin 2018.